III
LE SALUT AUX COULEURS

— Ohé, du canot !

La sommation semblait venir de nulle part. Le brigadier mit ses mains en porte-voix pour répondre :

— Les délégués !

Bolitho se raidit sur son banc. La frégate à l’ancre jaillit soudain de la nuit, ses mâts et vergues croisés tournoyant doucement sur fond de ciel étoilé. Tandis que le canot manœuvrait délicatement pour aborder, il remarqua les filets d’abordage soigneusement gréés au-dessus des passavants, quelques silhouettes groupées près de la coupée. Son cœur battait à tout rompre, il se demanda si les mutins ressentaient la même angoisse que lui-même.

Une poussée sur l’épaule :

— Allez hop, en haut !

Lorsqu’il apparut à la coupée, quelqu’un démasqua un fanal. La lumière jaunâtre faisait briller ses épaulettes dorées et les marins se pressèrent pour l’observer de plus près.

— Eh ben, fit une voix, il est venu.

— Poussez-vous, les gars, y a du boulot à faire !

C’était Taylor, inquiet et pressant.

Bolitho resta planté là sans rien dire, tandis que le meneur murmurait quelques consignes aux hommes de quart sur le pont. Le navire semblait bien en main, aucun signe d’ivresse ni de bagarre, comme on eût pu le craindre. Deux des pièces étaient en batterie, au cas où un canot en patrouille se serait approché d’un peu trop près.

Un officier marinier était chef de quart sur la lunette, mais il n’y avait pas d’officier en vue ni le moindre fusilier.

L’homme qui s’appelait Tom lui dit sèchement :

— Nous allons à l’arrière, et vous pourrez voir le capitaine. Mais pas de tricherie.

Il était impossible de lire son expression.

Bolitho se dirigea vers l’arrière et s’enfonça sous le pont. En dépit de ses embarquements à bord de deux gros vaisseaux de ligne, il n’avait jamais pu s’habituer à la très confortable hauteur sous barrot qu’ils offraient. Peut-être regrettait-il encore l’indépendance et l’agilité des frégates.

Deux marins en armes s’approchèrent en le voyant, hésitèrent puis claquèrent des talons.

— Ça va, ça va, fit leur chef, on montre un peu de respect ?

Le délégué s’amusait visiblement.

Il ouvrit la porte de la chambre et suivit Bolitho. La pièce était fort bien éclairée par trois lanternes qui oscillaient doucement, l’air était très humide. Un marin armé d’un mousquet se tenait appuyé contre la cloison et le capitaine de l’Aurige était assis sur un banc sous les fenêtres de poupe.

Il était plutôt jeune : Bolitho lui donnait quelque chose comme trente-six ans. L’épaulette unique qui ornait son épaule droite indiquait qu’il avait moins de trois ans d’ancienneté comme capitaine. Ses traits étaient fins et bien dessinés, mais il avait les yeux si resserrés que cela semblait presque anormal. Il observa Bolitho quelques secondes, avant de bondir sur ses pieds.

— Le capitaine de vaisseau Bolitho, annonça tranquillement le délégué.

Il se tut, observant l’effet produit.

— Il est venu seul, pas de cabillots pour vous porter assistance, j’en ai bien peur.

Bolitho ôta sa coiffure et la posa sur la table :

— Vous êtes bien le commandant Brice ? Laissez-moi tout d’abord vous dire que je suis ici de ma propre initiative.

Brice encaissa le choc, avant de se reprendre. Ce qui ne l’empêcha pas de rester tendu, comme un animal traqué.

— Mes officiers sont prisonniers, répondit-il, les fusiliers ne sont pas encore arrivés. Ils devaient arriver directement de Plymouth – il jeta un regard assassin au délégué. Et si cela avait été le cas, « Mr. » Gates chanterait une autre chanson, par tous les diables !

— Épargnez-nous vos discours, répondit le délégué, je vous en prie. J’aurais pu décider de vous faire frétiller sur un caillebotis, s’il n’avait tenu qu’à moi ! Mais on aura le temps de voir ça plus tard, pas vrai ?

— J’aimerais parler seul à seul avec votre capitaine, fit Bolitho.

Il s’attendait à une objection, mais le délégué se contenta de répondre :

— Prenez vos aises. Cela ne servira à rien, vous le savez très bien.

Il quitta la chambre en compagnie du matelot en armes, claqua la porte derrière lui et s’en fut en sifflotant.

Brice ouvrait déjà la bouche, mais Bolitho lançait :

— Nous n’avons guère de temps, je vais être bref. La situation est grave et, si votre bâtiment est livré à l’ennemi, il vaut mieux ne pas penser aux conséquences. Je n’ai rien à négocier et fort peu à offrir pour faire en sorte que ces hommes reviennent sous notre férule.

Son interlocuteur le regardait fixement.

— Mais, monsieur, n’êtes-vous donc pas capitaine de pavillon ? Une démonstration de force, une attaque à grande échelle, et ces rebuts se rendraient vite à raison, non ?

Bolitho hocha dubitativement la tête :

— L’escadre n’est pas encore formée. Les bâtiments sont dispersés ou trop loin pour être d’une quelconque utilité. Le mien est à Falmouth, il pourrait aussi bien être sur la lune – il durcit le ton : J’ai pris connaissance de quelques-unes des doléances de vos hommes et je n’éprouve pas la moindre sympathie pour vos façons.

Brice réagit comme s’il venait de le frapper. Il bondit sur ses pieds, fou de colère.

— Mais quelle horreur de dire une chose pareille ! J’ai conduit ce bâtiment au mieux de mes capacités, et les prises que j’ai faites sont là pour en témoigner. J’ai hérité de la lie de l’humanité, et touché des officiers trop jeunes ou trop fainéants pour travailler comme je l’entends.

Bolitho était resté impassible :

— Sauf pour ce qui est de votre second, j’imagine ?

Puis il explosa, sans laisser à Brice le temps de répondre :

— Asseyez-vous gentiment et surveillez votre langage lorsque vous m’adressez la parole !

Il hurlait, et en était le premier étonné. Cela devait être contagieux, mais sa soudaine bouffée de colère eut l’air de produire l’effet escompté.

Brice se rassit sur son banc et répondit d’une voix sourde :

— Mon second est un officier de valeur, monsieur, un homme qui a de la fermeté, mais c’est…

Bolitho termina sa phrase :

— … mais c’est ce que vous exigez, n’est-ce pas ?

Une dispute éclatait de l’autre côté de la cloison, qui s’estompa aussitôt.

— Si vous étiez au port, continua Bolitho, votre conduite vous vaudrait la cour martiale.

Cette fois, il avait touché juste. Brice serra violemment les doigts.

— Après ce qui s’est produit à Spithead, vous auriez dû accéder à certaines de leurs demandes, vous ne croyez pas ? Allons, monsieur, il faut au moins leur rendre justice, sans parler du reste !

— Ils ont eu ce qu’ils méritaient, répondit Brice, le front bas.

Bolitho se souvint de ce que lui avait décrit Taylor : un « bâtiment de malheur ». Il n’était pas difficile d’imaginer l’enfer que cet homme avait dû leur faire subir.

— Dans ce cas, je ne peux rien pour vous.

Un éclair diabolique passa dans les yeux de Brice :

— A présent, ils ne vous laisseront jamais partir !

— C’est possible, répondit Bolitho qui se leva pour traverser la chambre. Mais la baie sera dans la brume d’ici à l’aube. Lorsqu’elle se lèvera, votre bâtiment se trouvera confronté à bien autre chose que de simples mots et des menaces. Je suis sûr que vos gens se battront, quelles que soient les conséquences. Il sera alors trop tard pour revenir en arrière, trop tard pour trouver une solution.

— J’espère qu’ils périront, répondit Brice.

— Et moi, capitaine, j’en doute fort. Ou bien nous le verrons de l’autre monde. Car à ce moment-là, nous serons, vous et moi, en train de danser au bout d’une corde par manière d’exemple.

— Ils n’oseraient jamais ! fit Brice, mais d’une voix nettement moins assurée.

— Et pourquoi donc ? – Bolitho se pencha sur la table, jusqu’à être à moins de trois pieds de lui. Vous les avez tourmentés au-delà du raisonnable, vous vous êtes comporté comme un fou et non comme un officier du roi.

Il se pencha encore, arracha l’épaulette de son épaule droite et la jeta sur la table.

— Comment avez-vous le front de parler de ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas faire, après avoir été traités ainsi ? Si vous aviez été sous mes ordres, je vous aurais fait casser bien avant qu’on vous fasse l’honneur de vous donner un commandement !

Il se releva, son cœur battait la chamade.

— Faites attention à vous, monsieur Brice. Si votre bâtiment passe à l’ennemi, il vaudra mieux pour vous que vous soyez mort avant. La honte vous collera à la peau plus fort que tous les nœuds coulants, croyez-moi !

Brice détourna les yeux, laissa son regard errer sur la chambre puis sur l’épaulette arrachée. Il semblait encore en état de choc après l’attaque qu’il venait de subir.

— On ne peut pas détruire le goût de la liberté, continua Bolitho, vous ne comprenez pas cela ? La liberté se gagne durement, il est encore plus difficile de la conserver, mais vos hommes, tout ignorants et bêtes qu’ils sont, comprennent fort bien ce que cela signifie.

Les bruits de voix se faisaient plus insistants sur le pont, il sentit soudain le poids du désespoir.

— Tous les marins comprennent que, une fois au service du roi, leur sort dépend en bien ou en mal de leur chef. Mais vous ne pouvez pas leur demander de se battre, de donner le meilleur d’eux-mêmes alors qu’on les traite comme des chiens, sans aucune justification !

Brice contemplait ses mains qui tremblaient.

— Ils se sont mutinés, dit-il d’une voix sourde, contre moi, contre mon autorité.

— Votre autorité ou ce qu’il en reste – Bolitho le fixait d’un air grave. Par votre faute, j’ai exposé mon maître d’hôtel au danger.

Mais vous avez mis en péril bien plus que nos vies et s’il est une chose que je regrette, c’est que vous ne soyez pas appelé à vivre assez vieux pour voir le résultat de vos actes.

La porte s’ouvrit toute grande et le dénommé Gates entra dans la chambre, les mains sur les hanches.

— Alors, messieurs, en avez-vous terminé ?

Il arborait un large sourire.

Bolitho se tourna vers lui. Il avait la bouche sèche ; il régnait un silence de plomb dans cette pièce sans air.

— Oui, je vous remercie. Et, continua-t-il sans regarder Brice, votre capitaine accepte de se placer en état d’arrestation et d’attendre mes ordres. A condition que vous relâchiez immédiatement vos officiers…

Gates le coupa :

— Que dites-vous ?

Bolitho se raidit, s’attendant à entendre Brice crier à l’abus de pouvoir ou exiger de revenir immédiatement sur cette promesse. Mais il ne dit rien et, lorsqu’il tourna la tête, il le vit occupé à regarder le pont, comme dans un état second.

Taylor, le quartier-maître bosco, se tailla un chemin au milieu des autres et cria :

— Vous avez vu ça, les gars ? Qu’est-ce que je vous avais dit ?

Il fixait Bolitho, les yeux ronds, visiblement soulagé.

— Par Dieu, commandant, vous ne regretterez jamais ce jour !

Gates l’interrompit brutalement :

— Espèces d’imbéciles, vous ne comprenez rien ! – et regardant Bolitho : Dites-leur donc la suite !

Bolitho le regarda droit dans les yeux :

— La suite ? Il s’agit d’un cas d’indiscipline. Compte tenu des circonstances, je pense que la justice sera clémente. Cependant, ajouta-t-il en se tournant vers les marins rassemblés derrière la porte, tout ne sera pas entièrement oublié.

— La corde n’oublie jamais personne, n’est-ce pas ? répondit Gates.

Taylor fut le premier à rompre le silence.

— Quelles chances avons-nous de nous en tirer, capitaine ? – il rentra les épaules. Nous ne sommes pas aussi aveugles qu’on croit, on sait qu’on a fait des choses pas bien, mais s’l’nous reste un espoir, alors…

Il se tut.

— Je vais en parler à Sir Charles Thelwall, répondit doucement Bolitho. C’est un officier humain et généreux, j’ai confiance en lui. A n’en pas douter, il jugera comme moi que ce qui s’est passé est inacceptable. Mais il aurait pu arriver encore bien pire – il haussa les épaules. Je ne peux pas en dire plus.

— Alors les gars, fit Gates en jetant un regard circulaire, vous êtes toujours avec moi ?

— Nous allons parlementer, fit Taylor en s’adressant aux autres. Mais je fais confiance à la parole du commandant Bolitho – il s’essuya la bouche. J’ai bossé tout ma vie pour avoir ce que j’ai, et y a pas de doute que j’vais perdre ce que j’ai gagné. Probable que j’vais tâter du chat, mais ça s’ra pas la première fois. Plutôt ça que de vivre dans la misère. Et j’ai guère envie de passer le reste de mes jours chez les Grenouilles ou à me cacher chaque fois que j’verrai un uniforme.

Il se tourna vers la porte :

— Je suis pour parlementer, les gars.

Gates les regarda sortir avant de conclure tranquillement :

— S’ils croient vos promesses vides, capitaine, alors, je veux recueillir sa confession par écrit.

Bolitho secoua la tête :

— Vous pourrez présenter vos preuves devant la cour martiale.

— Moi ? – Gates éclata de rire. Je ne serai plus à bord quand ces imbéciles se feront prendre ! – il se détourna en entendant des voix. Je reviens.

Et il quitta les lieux.

Brice poussa un profond soupir :

— Le risque était énorme, ils auraient très bien pu ne pas vous croire.

— Il ne nous reste plus qu’à espérer, répondit Bolitho en allant s’asseoir, et je pense que vous le croyez aussi. La menace ne servait à rien.

Il se tourna vers la porte pour cacher son inquiétude.

— Ce Gates m’a l’air d’être au courant de beaucoup de choses…

— C’était mon secrétaire – Brice semblait perdu dans ses pensées. Je l’ai surpris en train de me voler des liqueurs et l’ai fait fouetter. Bon sang, si j’arrive un jour à mettre la main sur lui…

Mais il laissa sa phrase inachevée.

Les lanternes de la chambre se balançaient en cadence avec une amplitude croissante. Bolitho tendit l’oreille : le vent se levait, ils allaient peut-être éviter la brume. Comme d’habitude, le temps cornouaillais se montrait facétieux.

La porte de la chambre s’ouvrit avec fracas, livrant le passage à Taylor.

— Nous avons pris notre décision, monsieur, déclara-t-il sans même regarder Brice. Nous acceptons.

Bolitho se leva en essayant de cacher son soulagement.

— Merci.

Une embarcation cogna contre la coque, il entendit les hommes qui criaient des ordres.

— Ils sont allés chercher les autres, monsieur, ajouta Taylor, ainsi que vot’maît’d’hôtel – il baissa les yeux – Gates s’est enfui.

Un brouhaha, puis trois lieutenants pénétrèrent dans la chambre, peureux, échevelés. Les deux premiers étaient encore jeunes, le dernier, un homme de haute taille aux lèvres épaisses, était visiblement le troisième lieutenant, celui qui, selon Taylor, passait les bornes avec l’équipage et le faisait fouetter sous le moindre prétexte. Bolitho songea à Keverne : quelle chance il avait !

— Je m’appelle Massie, monsieur, déclara sèchement le plus ancien.

Il jeta un regard inquiet à Brice, mais se raidit en entendant la réponse de Bolitho :

— Vous voudrez bien vous considérer comme aux arrêts. C’est pour votre bien.

Et, se tournant vers les deux autres :

— Comment est le vent ?

— Il fraîchit, monsieur, du suroît.

Le plus jeune semblait tout éberlué.

— Parfait. Faites dire au pilote que nous lèverons l’ancre dès que le canot aura rallié. Si nous voulons être à Falmouth avant le matin, il faut sortir de la baie sans tarder – il se força à sourire. Je n’ai guère envie de voir l’Aurige drossé sur la Mouette à la face du monde !

Sur le pont, la situation paraissait plus nette, l’atmosphère moins menaçante. Peut-être était-ce une illusion, mais Bolitho songeait qu’il y avait de bonnes raisons à cela. Le pilote de la frégate écoutait, l’air incrédule, le second lui parler.

— Je prends le commandement, annonça calmement Bolitho – et il ajouta plus tranquillement encore : J’aime encore mieux courir un faible risque que laisser les hommes dans l’incertitude plus longtemps.

Il réfléchissait : oui, il valait mieux appareiller dans l’obscurité qu’affronter les bordées de l’Euryale aux premières lueurs.

Le canot revint et Allday passa la coupée, remuant la tête dans tous les sens comme pour prendre le contrôle du bâtiment à lui tout seul.

Quand il eut trouvé Bolitho, il lui dit sans façon :

— Seigneur, monsieur, je ne me serais jamais attendu à ça !

Son enthousiasme était seulement tempéré par une inquiétude trop évidente.

Bolitho lui sourit jusqu’aux oreilles :

— Je suis désolé de vous avoir mis en si grand danger.

Le gros homme attendit que des marins qui passaient fussent partis.

— J’étais sur le point de quitter l’auberge, monsieur, pour tenter ma chance sur ce foutu cheval. J’aurais pu atteindre Falmouth à temps pour donner l’alerte.

— Et vos gardes ? lui demanda Bolitho en fronçant les sourcils.

Allday se contenta de hausser les épaules et tira sur la jambe de son pantalon. Même dans l’obscurité, on voyait la protubérance d’un pistolet à deux canons glissé dans son bas.

— Je dois reconnaître que j’aurais pu laisser ces deux petits chéris là où ils étaient sans me donner trop de peine.

— Vous m’étonnerez toujours, Allday. Comme ça, vous aviez donc votre petit plan à vous ?

— Pas exactement à moi. Ferguson m’a donné le pistolet avant notre départ, il l’a acheté à un agent de la poste, à Falmouth – il souffla bruyamment. Je ne voulais pas vous laisser tout faire tout seul, monsieur – et, parcourant la dunette du regard : Pas au milieu de chiens de cette espèce !

Bolitho se détourna, la tête encore pleine du dévouement tout simple d’Allday. Il essayait de trouver le mot juste, quelque chose qui manifestât combien tout cela lui allait droit au cœur à pareil moment.

— Merci, Allday. L’idée était téméraire mais extrêmement judicieuse.

Pourquoi n’arrivait-il jamais à trouver ses mots lorsqu’il en avait besoin ? Et pourquoi Allday souriait-il ainsi d’une oreille à l’autre ?

— Allons monsieur, vous aussi, vous avez du sang-froid, y a pas à dire. On pourrait être morts tous les deux et au lieu de ça, on est solides comme la Tour de Londres.

Il se frotta les fesses :

— Comme ça, on va rentrer à Falmouth comme des marins et pas sur ces misérables animaux mal foutus et pleins d’os partout.

Bolitho lui prit le bras :

— Je suis content de vous voir satisfait.

Un lieutenant traversa le pont et le salua :

— Cabestan armé, canot à poste, monsieur.

— Très bien.

Il se sentait soudain le cœur léger. Peut-être n’avait-il pas bien perçu à quel point ils avaient frôlé le désastre. Allday avait tout compris, il s’y était préparé à sa façon ; mais si Brice avait refusé de se soumettre, si Gates avait gardé le contrôle des hommes ? Il essaya de chasser ces pensées, la pièce était jouée, il lui restait à remercier le ciel que personne n’ait été tué ni seulement blessé au cours de la révolte.

— Dites au pilote de faire route pour parer la pointe, je vous prie. Nous ferons cap sudet jusqu’à ce que nous ayons assez d’eau pour virer.

Le jeune officier se tenait immobile devant lui, ses yeux brillaient dans l’ombre.

— Vous vous appelez Laker, je crois ? ajouta gentiment Bolitho.

Il fit signe que c’était bien cela.

— Eh bien, monsieur Laker, imaginez-vous que vos supérieurs ont été tués au combat – nouveau signe de tête. Pour le moment, la dunette vous appartient et il serait bon que vos hommes vous voient prendre les choses en main. La confiance est comme l’or, il faut la gagner à son prix.

— Merci, monsieur, répondit simplement le jeune homme.

Et il s’éloigna. Quelques secondes plus tard, le bruit du cabestan se faisait entendre, accompagné par une chanson à virer, mais le cœur n’y était pas vraiment.

Bolitho se dirigea lentement à l’arrière et s’arrêta près de la roue. Il serait ainsi paré à intervenir si la frégate s’approchait trop de la côte. Néanmoins, si l’Aurige voulait garder une chance de conserver sa place, il fallait commencer immédiatement, avec son équipage.

Allday avait-il lu dans ses pensées ?

— Ça me rappelle le temps de cette vieille Phalarope, commandant.

Il leva les yeux pour surveiller les voiles qui craquaient et grâce auxquelles ils se déhaleraient d’une minute à l’autre.

— Il a fallu un sacré bon bout de temps avant qu’on récupère notre bonne réputation !

— Je m’en souviens, acquiesça Bolitho.

— Larguez les huniers !

Des pieds nus martelaient sourdement les ponts à la gîte, le cliquètement du cabestan se faisait entendre à l’avant, les hommes s’activaient.

— Dérapé !

La grosse masse sombre de la terre commença à glisser lentement par le travers : et la frégate s’ébranlait lentement dans une petite brise.

Bolitho eut une pensée pour Brice, seul dans sa chambre, sentant que son bâtiment revenait à la vie, écoutant des voix qui n’étaient pas la sienne donner des ordres. « Et moi, que ressentirais-je à sa place ? » Il se secoua et chassa Brice de son esprit.

S’il était un jour à sa place, c’est qu’il l’aurait bien mérité, tout comme Brice.

— Gouvernez comme ça !

— En route au nord-noroît, monsieur !

La grande roue grinçait, l’Aurige glissait doucement vers la terre.

Bolitho, qui se tenait près de la lisse au vent, observait la ville éclairée par le soleil du matin. L’Euryale se balançait droit devant la frégate à l’approche, ses vergues de hune prenaient une belle teinte dorée aux premières lueurs et sa majestueuse figure de proue se détachait sur la masse sombre de la coque.

Le pont de la frégate bruissait d’activité, c’était la première fois qu’il la voyait ainsi en plein jour. Brice avait dû se comporter en vrai tyran. Les peintures étaient en piteux état, écaillées, les marins étaient pour la plupart en haillons et semblaient mourir de faim. Plusieurs d’entre eux, qui ne portaient pas de chemise pour travailler, avaient le dos zébré, comme s’ils avaient été sauvagement griffés par une bête sauvage.

Sur le gaillard, l’équipe de mouillage regardait les deux gigantesques bras de la baie et, au-delà, la ville de Falmouth, encore noyée dans l’ombre. Comme posé sur sa propre image, un canot de rade bouchonnait, le pavillon bleu en tête de mât pour marquer le poste de mouillage de la frégate. Les deux lieutenants les moins anciens et le pilote se concentraient sur les deux dernières encablures de l’approche. Bolitho leur dit tranquillement :

— Monsieur Laker, vous seriez bien inspiré de dire au maître canonnier de se préparer à saluer. Avec tout ce que vous avez en tête, ce serait une honte d’oublier qu’un contre-amiral exige treize coups de canon.

Le lieutenant prit d’abord l’air fort surpris, avant de sourire.

— Je ne l’ai pas oublié, monsieur, encore que je ne me sois pas attendu à vous voir me tester… — il lui montra quelque chose à travers les filets – … mais, comme vous savez, monsieur, il faut quinze coups de canon.

Il souriait encore en courant rejoindre le pilote près de la barre.

Bolitho se dirigea vers les filets et monta sur une bitte. Ce n’était pas possible, l’officier avait dû se laisser abuser par un faux jour, ou par le fait que l’Euryale était en inclinaison faible.

Il sauta sur le pont et vit Allday qui l’observait. Il n’y avait pas d’erreur possible : la marque qui flottait au soleil était frappée au mât de misaine.

— Alors comme ça, annonça tranquillement Allday, il est arrivé, monsieur ?

Pendant que l’Aurige ralliait lentement son mouillage, au son des coups de canon qui partaient à cadence régulière, Bolitho arpentait le bord au vent. Il imaginait les lunettes braquées sur la frégate, il fallait qu’il se montre, sain et sauf, ayant les choses bien en main. Ces derniers moments lui parurent durer une éternité, au cours desquels il se demandait ce qu’il était advenu du contre-amiral Thelwall, ce que Broughton penserait de sa conduite. En relevant les yeux, il vit l’Euryale croiser devant ses bossoirs tandis que la frégate venait dans le vent. La toile craquait, les vergues pivotaient face au vent. L’ancre avait à peine plongé dans l’eau que Bolitho entendit un autre bruit, un grondement qui montait comme le battement de grosses caisses. Il se retourna, courut à la lisse pour apercevoir avec horreur les trois batteries de l’Euryale se découvrir, puis, comme manœuvrées par une seule main invisible, les rangées de gueules que l’on mettait en batterie.

— Mon Dieu, murmura le lieutenant.

Taylor arrivait, faisant de grands signes comme un fou :

— Les canots arrivent, monsieur !

Ils étaient près d’une douzaine, cotres et chaloupes, remplies à ras bord de fusiliers dont les tuniques brillaient comme du sang et qui se tenaient immobiles entre les nageurs.

Certains des marins ne parvenaient pas à détacher les yeux de l’artillerie impressionnante de l’Euryale, comme s’ils s’attendaient à voir les canons ouvrir le feu. D’autres regardaient la dunette, fixaient Bolitho, espérant peut-être lire le sort qui les attendait sur son visage.

Le canot de tête prit du tour pour rester à l’abri des canons du vaisseau amiral puis se dirigea vers la coupée. Le capitaine de vaisseau Rook se tenait dans la chambre. Arrivé près de la muraille, il leva la tête en criant :

— Êtes-vous sain et sauf, monsieur ?

— L’imbécile ! murmura Allday.

Mais Bolitho ne l’entendit pas. Il baissa les yeux, vit le visage rougeaud de Rook et répondit :

— Naturellement.

Il espérait que les marins qui se trouvaient alentour l’entendraient : ils allaient avoir besoin de lui faire confiance au cours de ce qui allait suivre.

Rook se hissa péniblement sur le pont et salua.

— Nous étions inquiets, monsieur, très inquiets – et, voyant les deux lieutenants qui l’observaient, il leur cria : Remettez vos sabres à cet officier des fusiliers, immédiatement !

Bolitho intervint aussitôt :

— Et sur ordre de qui ?

— Je vous demande pardon, monsieur ?

Book était visiblement mal à son aise.

— Par ordre du vice-amiral Sir Lucius Broughton.

Et il détourna les yeux. Les canots continuaient d’accoster, des fusiliers réjouis occupaient les passavants, mousquets baïonnettes au canon, pointés sur l’équipage entassé là-haut.

Bolitho s’approcha des lieutenants :

— Soyez tranquilles, je veillerai personnellement à ce qu’il ne vous arrive rien – et, se tournant vers Rook : Je vous en tiens pour responsable !

Le manchot s’épongea le front, l’air soucieux :

— A vos ordres, monsieur.

Bolitho s’approcha de la lisse de dunette et se pencha vers les marins silencieux rassemblés sur le pont.

— Je vous ai donné ma parole. Restez calmes, obéissez aux ordres. Je vais passer à mon bord et voir l’amiral immédiatement.

Il aperçut Taylor qui essayait de le rejoindre, mais un fusilier lui barra le chemin en levant sa baïonnette.

— Je n’ai pas oublié, Taylor, lui cria Bolitho.

Et il se détourna pour gagner la coupée. Un canot arrivait de l’Euryale. Pas de doute, il lui était destiné, la demande d’explication n’allait pas tarder.

Il se retourna une dernière fois. Les hommes se taisaient, les yeux fixés sur lui. Ils redoutaient ce qui allait leur arriver. Non, ils étaient terrifiés, il sentait physiquement cette odeur de terreur, il voulait les rassurer.

Il repensa soudain à Brice, celui par qui tout était advenu, à Gates, qui avait utilisé la cruauté de son capitaine à son profit. A présent, Gates était libre, Brice pouvait très bien s’en tirer sans déshonneur. Il serra les dents et attendit impatiemment l’arrivée du canot.

Nous verrons bien, décida-t-il froidement.

 

Bolitho salua le pavillon avant de demander calmement :

— Où est Mr. Keverne ? Je crois que j’ai besoin de quelques explications, et vite.

Keverne répondit tout aussi calmement :

— Je n’ai rien pu faire, monsieur. Le vice-amiral Broughton est arrivé pendant le dernier quart, hier soir. Il est venu par la terre, en provenance de Truro.

Il haussa les épaules d’un air las. Il semblait soucieux.

— J’ai été obligé de lui parler des ordres cachetés que vous m’aviez laissés et il m’a ordonné de les ouvrir.

Bolitho s’arrêta à l’arrière et regarda la batterie bâbord en contrebas, les pièces de douze livres, toujours en batterie et pointées sur l’Aurige. Pourtant, la plupart des canonniers avaient les yeux tournés vers lui, l’air inquiet, surpris. Ils ont bien raison de l’être, songea-t-il amèrement.

Mais ce n’était pas la faute de Keverne, cela déjà était important. Pour commencer, il s’était torturé à l’idée que Keverne ait pu remettre ses ordres de sa propre initiative, afin de se gagner les bonnes grâces du nouvel amiral.

— Comment va Sir Charles ? demanda-t-il.

— Il n’est pas mieux, répondit Keverne en hochant du chef.

Le second lieutenant arrivait :

— L’amiral vous attend, monsieur – il jouait nerveusement avec la garde de son sabre. Pardonnez-moi, monsieur, mais je crois qu’il s’impatiente.

— Très bien, monsieur Meheux, lui répondit Bolitho en se forçant à sourire. Ce jour est décidément voué aux urgences.

Mais il n’avait guère le cœur à badiner. Il ne pouvait en vouloir à l’amiral d’exiger un compte rendu de ses faits et gestes. Après tout, les officiers généraux n’étaient guère accoutumés à s’excuser de leurs propres retards ni à faire part à leurs subordonnés des raisons de leurs décisions. Mais avoir fait mettre cette frégate à la merci du bâtiment amiral, voilà qui était inimaginable.

Il se dirigea vers la chambre de l’amiral en s’obligeant à ralentir le pas, pour se donner le temps de se préparer à ce qui l’attendait.

Un caporal fusilier ouvrit la porte, le regard vide. Même cet homme lui était étranger.

Le vice-amiral Sir Lucius Broughton se tenait tout à l’arrière, près des grandes fenêtres, et observait le rivage à la lunette. Il était en petite tenue bleue et portait ses épaulettes dorées. L’homme avait de l’embonpoint. Lorsqu’il se retourna, Bolitho se rendit compte qu’il était plus jeune qu’il n’aurait cru : la quarantaine ? En gros, le même âge que lui. Il n’était pas spécialement grand, mais sa taille plutôt élancée l’allongeait passablement, trait assez inhabituel lorsqu’on songeait que, une fois atteint le rang d’officier général, une certaine rondeur n’était pas rare. Déchargés des contraintes du quart, des allers et retours incessants sur le pont, ces messieurs trouvaient rapidement des compensations ailleurs que dans leur pouvoir tout frais.

Broughton ne semblait pas irrité ni même impatient. En fait, il était parfaitement calme. Ses cheveux châtains étaient coupés ras, il ne portait qu’une courte queue par-dessus son col.

— Ah vous voilà, Bolitho, enfin.

Il n’y avait aucune intention sarcastique, il se bornait à constater les faits. Comme si Bolitho revenait d’un déplacement de routine.

Son élocution était aisée, aristocratique même. Lorsqu’il s’avança dans la lumière, Bolitho put constater que ses vêtements étaient coupés dans les tissus les plus fins, et que la garde de son sabre était richement rehaussée d’or.

— Je suis désolé de n’avoir pas été présent lors de votre arrivée. Je ne savais pas exactement ce que vous aviez prévu.

— Je vous en prie.

Broughton alla s’asseoir à son bureau et le fixa tranquillement.

— J’espère que vous recevrez très bientôt des nouvelles de mes autres bâtiments. Après cela, plus tôt nous serons en mer, mieux cela vaudra.

Bolitho s’éclaircit la gorge :

— L’Aurige, amiral. Avec tout votre respect, je souhaiterais vous expliquer ce qui s’est passé.

Broughton serra les doigts et lui sourit d’un air affable. Un court instant, son visage ressembla à celui d’un jeune garçon, ses yeux brillaient, amusés.

— Comme vous voudrez, Bolitho, encore que vos explications me paraissent assez inutiles. Votre méthode pour empêcher ce bâtiment de tomber aux mains des Français a été assez peu orthodoxe et, c’est le moins que l’on puisse dire, vous a conduit à prendre de gros risques personnels. Votre disparition m’aurait profondément atteint, encore que la perte d’une frégate eût pu paraître aux yeux de certains beaucoup plus considérable.

Il se trémoussa dans son fauteuil. Il ne souriait plus.

— Mais cette frégate est à Falmouth, et nous manquons trop de bâtiments de ce type pour être trop regardants sur leur passé.

— Je crois que son capitaine devrait être immédiatement relevé de son commandement, amiral. De même que son second.

Bolitho essayait bien de se détendre, mais il se sentait pour une fois mal à son aise, sans parler du fait qu’il s’adressait à son nouvel amiral. Il ajouta :

— L’équipage a montré un certain courage en agissant comme il l’a fait. Sans les troubles de Spithead et les promesses que nous avons faites aux équipages, tout cela ne serait jamais arrivé.

Broughton l’observait intensément.

— Vous ne pouvez pas réellement penser ce que vous dites. Vous croyez que Brice est la cause de ce qui s’est passé, et il est possible que vous ayez raison – il eut un haussement d’épaules. Sir Charles Thelwall m’a dit qu’il avait grande confiance dans votre intelligence. J’en tiendrai compte, bien entendu.

— Je leur ai donné ma parole, répondit Bolitho. Je leur ai promis que leurs doléances seraient convenablement examinées.

— Vraiment ? Eh bien, j’aurais dû m’y attendre, naturellement. Vous n’en serez pas blâmé, vous avez ramené ce bâtiment intact – petit sourire. Mentir astucieusement pour la bonne cause, cela est toujours pardonnable.

— Je n’ai pas menti, amiral.

Bolitho sentait la colère monter.

— Ils ont été brutalisés, pis, ils ont été poussés à agir comme ils l’ont fait.

Il attendit la suite, guettant un signe, mais Broughton gardait le même visage inexpressif.

— Je suis certain, continua-t-il lentement, je suis sûr que Sir Charles aurait agi avec humanité, amiral. Surtout lorsque l’on sait ce qui se passe ailleurs.

— Sir Charles a été débarqué – il aurait tout aussi bien parlé d’un bagage égaré. Je déciderai quand j’aurai fait le tour de la question.

Il se tut un instant avant de reprendre :

— Sur les faits, Bolitho, pas sur des hypothèses. Je vous indiquerai ensuite ce que je désire. En attendant, le capitaine Brice et ses officiers seront conduits à terre et consignés dans une caserne. Vous fournirez une garde que vous placerez à bord de l’Aurige en complément des fusiliers.

Il se leva et fit le tour de son bureau d’une démarche souple, gracieuse presque.

— Je déteste les récriminations inutiles, Bolitho… – sa bouche se durcit – … mais j’ai déjà eu mon content de délégations et de dégâts à Spithead. Je n’en souffrirai pas sous mon commandement.

Bolitho le fixait, l’air désespéré.

— Si vous pouviez m’accorder l’autorisation de traiter cette affaire, amiral ? Ce serait un bien mauvais commencement que de prendre de sévères sanctions…

L’amiral poussa un soupir.

— Vous êtes tenace, j’espère que ce trait de caractère n’est pas réservé chez vous aux affaires personnelles. Rédigez donc un rapport circonstancié, je verrai ce que je dois faire – il fixa Bolitho droit dans les yeux. Apprenez que l’efficacité n’est pas le chemin qui conduit le plus aisément à la popularité.

Il semblait s’impatienter.

— Mais en voilà assez pour le moment. Je donne à souper dans mes appartements ce soir, je crois que c’est le meilleur moyen de faire connaissance avec les officiers – son sourire réapparut. Pas d’objection sur ce point, j’imagine ?

Bolitho essayait de dissimuler sa colère. Il était de fait plus désarçonné par son incapacité à convaincre Broughton que par ce dîner. Il avait conduit cet entretien de manière assez malhabile, et s’en voulait. L’amiral ne savait que ce qu’il lui avait dit, ne pouvait se prononcer que sur des faits, comme il l’avait souligné.

— Je suis désolé, amiral, je ne voulais pas…

Broughton leva la main.

— Ne vous excusez pas. J’aime les gens qui ont du cœur au ventre. Si j’avais souhaité avoir un capitaine de pavillon qui dise oui tout le temps, je n’aurais eu que rembarras du choix – il hocha la tête. Et vous avez passé toute la nuit debout, ce qui ne vous facilite pas les choses. Maintenant, soyez assez aimable pour m’envoyer le commis, je veux lui indiquer ce dont j’ai besoin en ville. J’y ai juste jeté un coup d’œil en arrivant. Petite bourgade, mais pas trop rustique, j’espère ?

Bolitho se mit à sourire pour la première fois :

— C’est ma ville natale, amiral.

— Enfin, fit l’amiral, vous admettez enfin quelque chose !

Bolitho s’apprêtait à quitter les lieux, mais se ravisa :

— Puis je donner l’ordre de saisir les pièces, amiral ?

— C’est vous qui êtes le capitaine de ce vaisseau, Bolitho, comme vous êtes le mien – il leva le sourcil. Vous désapprouvez ma décision ?

— Ce n’est pas exactement cela, amiral – voilà qu’il se remettait sur la défensive, mais les mots se pressaient sur ses lèvres. Je suis à bord depuis dix-huit mois. L’affaire de cette frégate est déjà suffisamment fâcheuse pour qu’ils n’aient pas en plus à tirer sur leurs semblables dans la bagarre.

— Très bien – l’amiral se mit à bâiller. Cela compte énormément pour vous, n’est-ce pas ?

— La confiance, c’est cela que vous voulez dire ? – il hocha vigoureusement la tête. Oui, amiral, cela compte beaucoup.

— Il faudra que je vous emmène un de ces jours à Londres, Bolitho – Broughton s’approcha de la fenêtre et son visage était masqué dans la pénombre. Vous feriez un effet assez insolite, là-bas, inédit même.

Bolitho atteignit le pont sans se souvenir d’avoir marché. Keverne le salua et lui demanda d’une voix anxieuse :

— Des ordres, monsieur ?

— Oui, monsieur Keverne. Faites chercher le commis puis…

Il s’arrêta, il pensait à l’Aurige, à l’air amusé de Broughton.

— Et poussez-vous d’ici, monsieur Keverne, jusqu’à ce que je vous appelle !

Le pilote le regarda gagner la lisse et commencer à faire les cent pas, le front soucieux, comme quelqu’un qui réfléchit profondément.

— C’est du temps à grain, glissa-t-il à Keverne, encore tout abasourdi, et ça ne va pas s’arranger.

Keverne se tourna vers lui :

— Lorsque j’aurai besoin de votre avis, monsieur Partridge, croyez bien que je vous le ferai savoir !

Et il se précipita dans l’échelle de dunette.

Partridge regardait la nouvelle marque frappée à l’avant. Espèce de jeune chiot, songea-t-il en ricanant intérieurement. Plus ça montait en grade, plus ça devenait irritable, les choses ne changeraient jamais dans cette marine. Il fit demi-tour : le capitaine s’était immobilisé et l’observait, l’air grave.

— Monsieur ?

— Non, rien, je réfléchissais, monsieur Partridge. Je me disais qu’il n’y a rien de plus beau au monde que d’être l’idiot du village et de rester planté là à sourire comme un niais, au soleil.

Partridge poussa un profond soupir :

— Je suis désolé, monsieur.

De façon assez étonnante, Bolitho se mit à sourire :

— Restez par ici, je vous prie. J’ai le sentiment que cette accalmie ne va pas durer.

Il tourna les talons et disparut à l’arrière, en direction de sa chambre.

Partridge soupira, s’essuya les joues de son ample mouchoir rouge. La vie à bord de l’amiral était souvent rude pour les pilotes. Il tourna les yeux vers la frégate à l’ancre et hocha tristement la tête. Et encore, songea-t-il, l’existence des autres pouvait être moins enviable, beaucoup moins enviable.

 

Capitaine de pavillon
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